dimanche, avril 23, 2006

Charles Baudelaire -Le jeu-

Le jeu
Charles Baudelaire (1821-1867)

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal;

Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;

Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs;

Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne
Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vieilles putains la funèbre gaieté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!

Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l'abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l'enfer au néant!


El juego

En los sillones marchitos, cortesanas viejas,
Pálidas, las cejas pintadas, la mirada zalamera y fatal,
Coqueteando y haciendo de sus magras orejas
Caer un tintineo de piedra y de metal;

Alrededor de verdes tapetes, rostros sin labio,
Labios pálidos, mandíbulas desdentadas,
Y dedos convulsionados por una infernal fiebre,
Hurgando el bolsillo o el seno palpitante;

Bajo sucios cielorrasos una fila de pálidas arañas
Y enormes quinqués proyectando sus fulgores
Sobre frentes tenebrosas de poetas ilustres
Que acuden a derrochar sus sangrientos sudores;

He aquí el negro cuadro que en un sueño nocturno
Vi desarrollarse bajo mi mirada perspicaz.
Yo mismo, en un rincón del antro taciturno,
Me vi apoyado, frío, mudo, ansioso,

Envidiando de esas gentes la pasión tenaz,
De aquellas viejas rameras la fúnebre alegría,
¡Y todos gallardamente ante mí traficando,
El uno con su viejo honor, la otra con su belleza!

¡Y mi corazón se horrorizó contemplando a tanto infeliz
Acudiendo con fervor hacia el abismo abierto,
Y que, ebrio de sangre, preferiría en suma
El dolor a la muerte y el infierno a la nada!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire