Vendemiaire Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)
Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l'époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes
Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l'aube
Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j'entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d'autres voix limpides et lointaines
Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris
J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent
Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas Et d'amont en aval nos pensées ô rivières Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées Aux doigts allongés nos mains les clochers Et nous t'apportons aussi cette souple raison Que le mystère clôt comme une porte la maison Ce mystère courtois de la galanterie Ce mystère fatal fatal d'une autre vie Double raison qui est au-delà de la beauté Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient Double raison de la Bretagne où lame à lame L'océan châtre peu à peu l'ancien continent
Et les villes du Nord répondirent gaiement
Ô Paris nous voici boissons vivantes Les viriles cités où dégoisent et chantent Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Comme fit autrefois l'Ixion mécanique Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure Nous te donnons tout cela
Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières
Désaltère-toi Paris avec les divines paroles Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent Toujours le même culte de sa mort renaissant Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir Et des grappes de têtes à d'ivres oiseaux s'offrir
Les villes du Midi répondirent alors
Noble Paris seule raison qui vis encore Qui fixes notre humeur selon ta destinée Et toi qui te retires Méditerranée Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties Ces très hautes amours et leur danse orpheline Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes
Et un râle infini qui venait de Sicile Signifiait en battement d'ailes ces paroles
Les raisins de nos vignes on les a vendangés Et ces grappes de morts dont les grains allongés Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique Ô raisins Et ces yeux ternes et en famille L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent
Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines
Le détroit tout à coup avait changé de face Visages de la chair de l'onde de tout Ce que l'on peut imaginer Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées
Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil À leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres
Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver Et j'entendis soudain ta voix impérieuse Ô Rome Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées Et le ciel où l'amour guide les destinées
Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu
Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales Ô splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire
La Moselle et le Rhin se joignent en silence C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières
Ô Paris le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe Parce que ru es beau et que seul tu es noble Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence
Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne À leur voix mêlait la sienne L'univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammés Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j'aime tant Les fleurs qui s'écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaîtrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté
Actions belles journées sommeils terribles Végétation Accouplements musiques éternelles Mouvements Adorations douleur divine Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré
Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris Et je boirai encore s'il me plaît l'univers
Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie
Et la nuit de septembre s'achevait lentement Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine Les étoiles mouraient le jour naissait à peine
Vendimiador
Hombres del porvenir acordaos de mí Yo viví la época del fin de los reyes Uno tras otro morían silenciosos y tristes Y triplicado su coraje convertíanse en trimegistos
Qué bella París a finales de septiembre Cada noche era una viña donde los pámpanos Derramaban su transparencia sobre la ciudad y en lo alto Astros maduros picoteados por los pájaros ebrios De mi gloria esperaban la vendimia del alba
Una tarde al pasar a lo largo de los muelles desiertos y sombríos De regreso a Autevil escuché una voz Que cantaba gravemente acallándose a veces Para que se elevase también sobre las orillas del Sena El lamento de otras voces nítidas y lejanas
Y escuché largamente todos esos cantos y clamores Que despertaban en la noche la canción de París
Tengo sed ciudades de Francia y de Europa y del Mundo Venid todas a verter en mi garganta profunda Vivo cuando ya ebria en la viña París Vendimiaba la uva más dulce de la tierra Esos granos milagrosos que cantan en las parras
Y Rennes respondió con Quimper y Vannes Henos aquí oh París Nuestras casas nuestros habitantes Estos racimos de nuestros sentidos que da a luz el sol Se sacrifican para saciarte ávida maravilla Te ofrendamos todos los cerebros los cementerios las murallas Esas cunas colmadas de gritos que no escucharás Y de la fuente al estuario nuestros pensamientos oh ríos Los oídos de las escuelas y nuestras manos reconciliadas De dedos alargados nuestras manos los campanarios Y te ofrendamos además esta dócil razón Que el misterio clausura como una puerta la casa Ese misterio cortés de la galantería Ese misterio fatal fatal de otra vida Doble razón más allá de la belleza Que no conocieron ni el Oriente ni Grecia Doble razón de la Bretaña donde ola tras ola El océano va a pocos castrando el viejo continente
Y las ciudades del norte respondieron jubilosas
Oh París henos aquí vivos licores Ciudades viriles donde parlotean y cantan Los santos metálicos de nuestras santas fábricas Nuestras chimeneas al cielo abierto engrasan los nubarrones Como una vez el Ixion mecánico Y nuestras manos incontables Factorías manufacturas fábricas manos Donde los obreros desnudos semejantes a nuestros dedos Fabrican en efectivo a tanto la hora Todo eso te damos
Y Lyon respondió mientras los ángeles de Fourvières Tejían un cielo nuevo con la seda de las plegarias
Sacíate París con las divinas palabras Que mis labios el Ródano y Saoma murmuran Siempre el mismo culto de su muerte renaciente Aquí divide a los santos y hace llover la sangre Afortunada lluvia oh gotas tibias oh dolor Un niño ve abrirse las ventanas Y ofrecerse racimos de cabezas de pájaros ebrios
Las ciudades del Mediodía entonces respondieron
Noble París única razón que aún vives Que fijas nuestro carácter a tu destino Y tú replegándote Mediterráneo Partid nuestros cuerpos como se quiebran las hostias Esos sublimes amores y su danza huérfana Se convertirán oh París en el vino puro que amas
Y un estertor infinito que venía de Sicilia Daba en un batir de alas significado a estas palabras
Las uvas de nuestras viñas fueron cosechadas Y esos racimos de muertos cuyas semillas alargadas Llevan el sabor de la sangre de la tierra y de la sal Aquí están para tu sed oh París bajo el cielo Obscurecida de nubarrones famélicos Que acaricia Ixion el creador oblicuo Y donde nacen sobre el mar todos los cuervos de África Oh uvas y estos ojos apagados y familiares El porvenir y la vida se aburren en esas parras
Pero dónde está la mirada luminosa de las sirenas Engañó a los marinos que amaban a esos pájaros Ya no revoloteará en el escollo de Escila Donde cantan las tres voces suaves y serenas
El estrecho de pronto había cambiado el semblante Rostros de carne de honda de todo Lo imaginable No sois sino máscaras sobre rostros maquillados
Él sonrió joven nadador entre las orillas Y los ahogados flotando sobre su nueva ola Huían perseguidos por las cantoras quejumbrosas Dijéronle adiós al remolino y los arrecifes A sus pálidas esposas inclinadas en las terrazas Luego de haber emprendido el vuelo hacia el sol ardiente Siguiéronles en la onda donde se sumergen los astros
Cuando regresó la noche nublada de ojos abiertos Vagar hasta el paraje donde silbó la hidra este invierno Y escuché de repente tu voz imperiosa Oh Roma Maldecir de un golpe mis viejos pensamientos Y el cielo donde el amor guía los destinos
Los retoños de varas sobre el árbol de la cruz Y hasta la flor de lis que muere en el Vaticano Fermentan en el vino que te ofrezco y que tiene El sabor de la sangre pura de aquel que conoce Otra libertad vegetal de la cuál No sabes que es esta su suprema virtud
Una corona de la tiara cayó sobre las losas Los jerarcas la aplastan bajo sus sandalias Oh esplendor democrático que palidece Viene la noche real donde se sacrificarán las bestias La loba con el cordero el águila con la paloma Una turba de reyes enemigos y crueles Sedientos como tú en la viña eterna Se desprenderán de la tierra y vendrán por los aires A beber de mi vino dos veces milenario
El Mosela y el Rhin se unen en silencio Es Europa que reza noche y día en Coblenza Y yo que me demoraba en el muelle de Autevil Cuando a veces caían las horas como las flores De la cepa a su tiempo escuché la plegaria Que se unía a la claridad de estos ríos
Oh París el vino de tu país es mejor que aquél Que se abre camino en nuestros bordes pero en los pámpanos del Norte Todos los granos murieron de esta sed terrible Mis racimos de hombres fuertes sangran en el lagar Beberás en largos sorbos toda la sangre de Europa Porque sólo tú eres noble y bella Porque es en ti que puede Dios manifestarse Y todos mis viñadores en esas bellas casas Que a la tarde reflejan sus fuegos en nuestras dos aguas En esas bellas casas nítidamente blancas y negras Cantan tu gloria sin saber que tú eres la realidad Pero nosotros líquidas manos que se unen para la plegaria Nosotros guiamos hacia la sal las aguas aventureras Y la ciudad entre nosotros como entre tijeras No refleja durmiendo ningún fuego en sus dos aguas De las cuáles algún lejano silbido a veces se eleva Trastornando en su sueño a las muchachas de Coblenza
Las ciudades respondían ahora por centenas Ya no distinguía sus palabras lejanas Y Treves la ciudad anciana Mezclaba a estas otras su voz Concentrado en este vino el Universo entero Que contenía los mares los animales las plantas Las ciudades los destinos y los astros que cantan Los hombres arrodillados en la orilla del cielo Y el dócil hierro nuestro fiel compañero El fuego que hay que amar como se ama a sí mismo Todos los altivos difuntos que bajo mi frente son uno El relámpago que brilla como un pensamiento que nace Todos los nombres seis por seis los números uno a uno Kilos de papel torcido como llamas Y aquellos que sabrán blanquear nuestra osamenta Los buenos versos inmortales que se aburren de paciencia Ejércitos dispuestos para la batalla Bosques de crucifijos y mis lacustres moradas Al borde de los ojos de aquella que amo tanto Las flores que de las bocas salen gritando Y todo eso que no sé decir Todo eso que jamás conoceré Todo aquello todo aquello en ese vino puro transformado Del que París tenía sed Me fue entonces presentado
Acciones bellas jornadas sueños terribles Vegetación acoplamiento músicas eternas Movimientos adoraciones dolor divino Mundos que os agrupáis y que se nos asemejan He bebido de vosotros y no he sido saciado
Pero desde entonces conocí aquel sabor de universo
Ebrio estoy de haber bebido todo el universo sobre el muelle donde veía la onda correr y dormir las balandras
Escuchadme soy el gaznate de París Y si me place beberé aún del universo
Escuchad mis cantos de borrachera universal
Y la noche de septiembre se consumía lentamente Morían las estrellas y apenas nacía la mañana Se apagaban en el Sena los fuegos rojos de los puentes
Versión de David Horta PimentelLibellés : Guillaume Apollinaire |