Charles Baudelaire -Les petites vieilles- |
dimanche, avril 23, 2006 |
Les petites vieilles Charles Baudelaire (1821-1867)
A Victor Hugo
I Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants.
Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponine ou Laïs! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus
Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;
Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés
Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
- Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d'un enfant? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d'un goût bizarre et captivant,
Et lorsque j'entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;
A moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l'ouvrier varie La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.
- Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes Pour celui que l'austère Infortune allaita!
II De Frascati défunt Vestale enamourée; Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur Enterré sait le nom; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,
Toutes m'enivrent; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel!
L'une, par sa patrie au malheur exercée, L'autre, que son époux surchargea de douleurs, L'autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
III Ah! que j'en ai suivi de ces petites vieilles! Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,
Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au coeur des citadins.
Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier; Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle; Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloires, Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.
Honteuses d'exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs; Et nul ne vous salue, étranges destinées! Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j'étais votre père, ô merveille! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:
Je vois s'épanouir vos passions novices; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus; Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices! Mon âme resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères! Je vous fais chaque soir un solennel adieu! Où serez-vous demain, Eves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?
Las viejecitas
A Víctor Hugo
I En los pliegues sinuosos de las viejas capitales, Donde todo, hasta el horror, vuelve a los sortilegios, Espío, obediente a mis humores fatales, Los seres singulares, decrépitos y encantadores.
Estos monstruos dislocados fueron antaño mujeres ¡Eponina o Lais! Monstruos rotos, jorobados O torcidos, ¡amémoslos! son todavía almas Bajo faldas agujereadas y bajo fríos trapos.
Trepan, flagelados por el cierzo inicuo, Estremeciéndose al rodar estrepitoso de los ómnibus, Y apretando contra su flanco, cual si fueran reliquias, Un saquito bordado de flores o de arabescos;
Trotan, muy parecidos a marionetas; Se arrastran, como hacen las bestias heridas, O bailan, sin querer bailar, pobres campanillas De las que cuelga un Demonio sin piedad. Destrozados
Como están, tienen ojos taladrantes cual una barrena, Brillantes como esos agujeros en los que el agua duerme en la noche; Tienen los ojos divinos de la tierna niña Que se maravilla y ríe a todo cuanto reluce.
-¿Habéis observado que muchos féretros de viejas Son casi tan pequeños como el de un niño? La Muerte sabia deposita en esas cajas iguales Un símbolo de un sabor caprichoso y cautivante,
Y cuando entreveo un fantasma débil Atravesando de París el hormigueante cuadro, Me parece siempre que este ser frágil Se marcha muy dulcemente hacia una nueva cuna;
A menos que, meditando sobre la geometría, Yo no busque, en el aspecto de esos miembros discordes, Cuántas veces es preciso que el obrero varíe La forma de la caja donde se meten todos esos cuerpos.
-Esos ojos son pozos abiertos por un millón de lágrimas, Crisoles que un metal enfriado recubre con pajuelas... ¡Esos ojos misteriosos tienen invencibles encantos Para aquel que el austero Infortunio amamanta!
II De Frascati difunta Vestal enamorada; Sacerdotisa de Talía, ¡ah!, de la que el apuntador Enterrado sabe el nombre; célebre evaporada Que Tívole antaño sombreaba en su flor, ¡Todas me embriagan! Pero, entre esos seres débiles Los hay que, haciendo del dolor una miel, Han dicho al Sacrificio que les prestaba sus alas: Hipógrifo poderoso, ¡llévame hasta el cielo!
La una, por su patria en la desdicha ejercitada, La otra, que el esposo sobrecargó de dolores, La otra, por su hijo Madona traspasada, ¡Todas habrían podido formar un río con sus lágrimas!
III ¡Ah! ¡Cómo he seguido a esas viejecitas! Una, entre otras, a la hora en que el sol poniente Ensangrienta el cielo con heridas bermejas, Pensativa, se sentaba apartada sobre un banco,
Para escuchar uno de esos conciertos, ricos en cobre Con los que los soldados, a veces, inundan nuestros jardines, Y que, en esas tardes de oro en las que nos sentimos revivir, Vierten cierto heroísmo en el corazón de los ciudadanos.
Aquélla, erecta aún, altiva y oliendo a la regla, Aspirando ávidamente ese canto vivido y guerrero; Su mirada, a veces, se abría como el ojo de una vieja águila; ¡Su frente de mármol parecía hecha para el laurel!
IV Tal como camináis, estoicas y sin quejas, A través del caos de vivientes ciudades, madres de sangrante corazón, cortesanas o santas, De las que, antaño, los nombres por todos eran citados.
Vosotras que fuisteis la gracia o que fuisteis la gloria, ¡Nadie os reconoce! Un beodo incivil Os enrostra al pasar un amor irrisorio; Sobre vuestros talones brinca un niño flojo y vil.
Avergonzadas de existir, sombras encogidas, medrosas, agobiadas, costeáis los muros; Y nadie os saluda, ¡extraños destinos! ¡Despojos de humanidad para la eternidad maduros!
Pero yo, yo que de lejos tiernamente os espío, La mirada inquieta, fija sobre vuestros pasos vacilantes, Como si yo fuera vuestro padre, ¡oh, maravilla! Saboreo sin que lo sepáis placeres clandestinos:
Veo expandirse vuestras pasiones novicias; Sombríos o luminosos, veo vuestros días perdidos; ¡Mi corazón multiplicado disfruta de todos vuestros vicios! ¡Mi alma resplandece de todas vuestras virtudes!
¡Ruinas! ¡Mi familia! ¡oh, cerebros congéneres! ¡Yo cada noche os hago una solemne despedida! ¿Dónde estaréis mañana, Evas octogenarias, Sobre las que pesa la garra horrorosa de Dios?Libellés : Charles Baudelaire |
posted by Alfil @ 10:11 AM |
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