Marguerite Yourcenar -Les charités d'Alcippe- |
mercredi, février 04, 2004 |
Les charités d'Alcippe Marguerite Yourcenar (Belgique, 1903-1987)
I Je me suis allongée sur le sable des grèves Où l'usure du monde a d'arides douceurs; C'était l'heure étonnée où les astres se lèvent; Recouvrant leur longs corps de la nacre des rêves, J'ai vu venir à moi les Sirènes mes soeurs.
J'ai vu venir à moi mes folles soeurs des rives, Qui chantent dans la nuit en un lugubre choeur, Amantes sans amour, à tout jamais captives, Qui n'ont jamais senti, dans leur gorges plaintives, Gronder sous leurs seins froids le feu secret d'un coeur.
Elles m'ont demandé ce chaud morceau de l'âme Qui trésaille au dedans comme un enfant conçu; Ce balancier vivant, fait d'ombre et fait de flamme, Qui d'instant en instant s'accélère et se pâme, Navette d'un métier où le sang est tissu.
Elles m'ont demandé leur part de cet ulcère Qu'irritent malgré nous nos voeux innacomplis, Afin que le noyé, le mousse ou le corsaire, Retrouve sous l'eau verte et le sel qui macère La chaleur et l'amour qu'on goûte au fond des lits.
Afin que le malheur puisse enfin les atteindre, Leur enseignant des cris qu'on ne sait pas avant; Et qu'à l'heure navrée où le jour va s'éteindre, Elles puissent pleurer, s'attendrir et s'étreindre, Et porter leur douleur comme un fardeau vivant.
J'ai cédé, frémissant, aux pleurs de leurs yeux vagues, À leur chant amoureux, plein d'ombre et de rumeur; Entre leurs doigts lascifs, sous les perles des bagues, J'ai vu sombrer mon coeur au creux profond des vagues, Dans l'abîme orageux où va tout ce qui meurt.
Je l'ai vu dévaler le gouffre des tempêtes, S'ouvrir comme un lotus au sein calme des eaux; Quand les vagues dansaient, rebondir sur leurs crêtes; Comme en de longs fils d'or dont les frissons l'arrêtent, Se prendre en gémissant aux cheveux des roseaux.
J'ai vu son sang tiède rosir la mer immense, Comme un soleil blessé qui s'immerge en vainqueur; Laissant derrière lui le vide et la démence, Je l'ai vu s'engloutir dans la nuit qui commence, Et j'ai cessé de voir ce qu'on nommait mon coeur.
II Dans les bois inquiets où rôdent les battues, Dans les jardins grisés où germe le jasmin, Scellant d'un doigt levé leurs longues plaintes tues, J'ai vu venir à moi le peuple des statues; Le marbre et le métal m'ont saisi par la main.
Au fond des temples d'or où de sombres idoles De leur yeux de saphir regardent vers la mer, Un lent soupir, pareil au frisson des gondoles, Agitait sur leur sein les lourdes girandoles; Toutes levaient sur moi leur beau regard amer.
Dans les gouffres des monts, aux gorges des Carrares, Les marbres non taillés ont crié sous mes pas, Et le jaspe, et l'agate, et les porphyres rares, Traînés sur les chantiers par des sculpteurs barbares, M'ont dit quel désespoir consiste à n'être pas.
Ils souffraient d'ignorer de quels noms on les nomme, Quels rois ou quels Césars, passifs représentants, Ils iront figurer sur les portes de Rome, Et quel maître oublié dans cet enfer de l'homme Va subsister en eux comme un outrage au temps.
Les Dieux grecs lamentaient leur beauté toujours vaine, Lassé de tout l'encens d'eux seuls inaperçu, Les tièdeurs des beaux soirs n'emplissant pas leurs veines, Et, sous leur pâles fronts ceints d'ache et de verveine, La douleur d'exister sans l'avoir jamais su.
Les Dieux m'ont demandé mon âme intarissable, Comme une source d'or qui viendrait sourdre en eux, Afin que le fidèle à genoux sur le sable, Voyant sourire enfin leur masque inconnaissable, Ouvre les bras, s'écrie, et se relève heureux.
Pour qu'ils puissent enfin écouter ceux qui prient, Ou se moquer entre eux des sots adorateurs, Ouvrir sur l'univers leurs yeux de pierreries, Las de notre imposture et nos idolâtries, Punir leurs desservants et frapper leurs sculpteurs.
J'ai donc collé ma bouche à leurs sévères lévres, Au marbre déjà chaud puisque je l'embrassai; Mon âme avec ses peurs, ses désespoirs, ses fièvres, Dans leurs rigides corps polis par les orfèvres, S'en alla toute entière avec tout son passé.
Mon corps veuf de mon âme errait dans l'étendue, Insensible aux appels des vents mélodieux; Comme une lampe d'or vainement suspendue, Dont l'huile goutte à goutte à jamais s'est perdue, Mon âme m'avait fui pour animer les Dieux.
III J'allais, le front baissé, le long des nécropoles, Où les chacals rôdeur poussent des cris discords; Et, du fond des caveaux, du sommet des coupoles, Tendant leurs vagues mains pour me prendre aux épaules, Les morts m'ont demandé de leur donner mon corps.
Ils réclamaient de moi l'amalgame d'atomes Qui nous sert de support aux fureurs du désir, Le cheval galopant dans les charnels royaumes ,Que montent tour à tour des chevaliers fantômes Et qui mâchent en bavant le sel chaud du plaisir.
Les avares errant près des citernes vides, Où moisirent jadis leurs biens d'enfouisseurs, Voulaient mes longues mains pour leurs travaux avides, Pour les tas d'or luisants, les tas d'argent livides, Désormais trop pesants pour leurs vains possesseurs.
Ils réclamaient de moi ma bouche afin de boire; Ma voix divulguerait les oracles des morts. Comme un héros trompé qui maudirait sa gloire, Lassés de s'abreuver au vin du ciboire, Les saints pour se damner avaient besoin d'un corps.
Ainsi que les démons dans les pourceaux d'Asie, Renégats d'un bonheur qu'ils ont payé trop cher, Transcendants affamés que rien ne rassasie, Au fond de leur repos pleurant leur frénésie, Les morts se sont rués pour habiter ma chair.
Ils ont agi pour moi ce corps donné sans crainte, Ont modu par ma bouche à de troubles appâts, Autours de leurs désirs ont noué mon étreinte, Aux lieux où je marchais imprimant leur empreinte, M'ont traîné dans des lits que je ne savais pas.
Tout ce que j'ai cru mien se dissout et chancelle; Dénouant sans mourir leurs noeuds intérieurs ,Comme un chant échappé d'un grand violoncelle, Qui dans l'air amorti se déroule et ruiselle, Je ne me trouve plus qu'en me cherchant ailleurs.
Taisez-vous temples grecs! Taisez-vous catacombles! Ne le racontez point, vastes flots émouvants! Morts qu'on croit au secret dans la prison des tombes, Taisez-vous à jamais sous les larmes qui tombent! Dieux, gardez mon secret quand vous parlez aux vents!
Témoin désespéré de mes métamorphoses, Sans pouvoir ce saisir de l'être que je fus, Comme on cherche un parfum au coeur secret des roses, La mort pour me trouver, fouillant au sein des choses, Est le seul mendiant qui n'aura qu'un refus.
Qu'elle aille, s'il le faut, demander aux sirènes Mon coeur voluptueux aux flots abandonnés. J'ai déjoué l'absoute et les funèbres thrènes; Comme un nard répandu sur la gorge des Reines, J'existe à tout jamais dans ce que j'ai donné.
Las caridades de Alcipio
1. Me acosté lentamente en la playa de arena Donde el mundo se gasta con áridas dulzuras Y a la hora asombrada en que los astros nacen Del nácar de sus sueños sobre sus cuerpos largos, Vi venir hacia mí mis hermanas Sirenas.
Vi venir hacia mí mis locas hermanas de la orilla Que cantan por la noche en un lúgubre coro; Amantes sin amor, cautivas para siempre, Que nunca en el gemido hondo o en los senos fríos Sintieron bramar secreto el fuego de un corazón.
Me pedían del alma ese trozo candente, Estremecido adentro como un pequeño ser; Esa péndola viva hecha de sombra y fuego, Lanzadera de un telar que a cada instante Tejiendo sangre desfallece y se acelera.
Me pedían su parte de esa entraña Que dilata nuestros votos incumplidos, A fin de que el ahogado, el grumete o el corsario Encuentren bajo el agua verde y la sal que macera, El amor y el calor de las camas profundas.
Querían ese corazón para sufrir y saber Los cantos del dolor y sus sollozos roncos, Y comprender por qué cuando amanece el día Revelando el naufragio y la barca vacía, La mujer del marino acude a la rompiente.
Cedí, temblando, al llanto de sus ojos transparentes, A sus enamorados gritos de sombras y rumor; Entre sus dedos lascivos y sus anillos de perlas Vi mi corazón hundirse en la cavidad negra de las olas y en el abismo del viento donde va lo que muere.
Lo vi descender el pozo de las tormentas, Abrirse como un loto en las aguas tranquilas, Bailar en las olas, rebotar en las crestas, Y en hilos centelleantes que detiene el temblor, Engancharse al cabello de las cañas gimiendo.
Vi su sangre tibia manchar el mar inmenso Como un sol herido que naufraga victorioso Dejando por detrás la nada y la demencia; Lo vi tragado por la noche que comienza Y luego ya no vi más lo que era mi corazón.
2. En los inquietos bosques vibrantes de batidas, Por los jardines ebrios donde sube el jazmín, Sellando con el dedo sus quejidos callados, Vi venir hacia mí una legión de estatuas; El mármol y el metal me tomaron la mano.
En los templos dorados donde sombríos ídolos Miran con sus ojos de zafiro hacia el mar, Un suspiro, como el escalofrío de una góndola, alargado, Alzaba en sus senos pesadas girándulas; Todas, con sus hermosos ojos amargos, me miraban.
En las simas de los montes, en los tajos de Carrara, El mármol bruto bajo mi paso gritaba; El jaspe, el ágata y los pórfidos raros Por el salvaje escultor al taller arrastrados, La desesperanza de no ser me decían.
Sufrían de ignorar los nombres que tenían, De no saber qué César o qué Rey pasivamente Serían sobre las puertas de Roma; Qué olvidado maestro en este infierno del hombre Como una afrenta al tiempo, en ellos, seguiría
Los dioses griegos sufrían de su belleza vacía, Cansados del incienso invisible alrededor; La dulce tibieza de las tardes no llenaba sus venas y en sus lívidas frentes de apio y de verbena Ceñía el dolor de ser sin haberlo sabido.
Los dioses me pedían mi alma inagotable Que de ellos como una fuente refulgente manaría, Para que el fiel en la arena arrodillado, Viendo al fin sonreír sus máscaras secretas, Abra los brazos, se regocije y se yerga embelesado;
Para poder de pronto escuchar a los que rezan O burlarse en voz baja del tonto adorador, Desplegar sobre el mundo sus ojos de diamantes, y hastiados de la impostura y de la idolatría Castigar al sacerdote y golpear al escultor.
Pegué entonces mi boca a sus labios severos, Al mármol en mi abrazo ardiendo ya; Mi alma de temores, de quebrantos, de fiebres, En esos duros cuerpos que el orfebre pulió, Entera y con todo su pasado se alejó.
Viudo de mi alma mi cuerpo vagaba por la extensión, Insensible a las señales del viento melodioso; Como una lámpara de oro en vano suspendida Cuyo aceite, gota a gota, para siempre se virtió, Para animar a los dioses mi alma me abandonó.
3. Iba cabizbajo bordeando el cementerio, Merodeaban los gritos de los chacales, discordes, Y del fondo de las tumbas y la cumbre de las cúpulas Estirando hacia mis hombros sus manos borradas, Los muertos me pedían entregarles mi cuerpo.
Reclamaban de mí el amalgama de átomos Que sirve de soporte al furor del deseo; El caballo galopando en el reino de la carne, Montado sin cesar por jinetes fantasmas, Que masca babeando la sal del placer caliente.
Los avaros rondando por las cisternas vacías, Donde enmohecen todavía sus tesoros escondidos, Deseaban mis largas manos en sus ávidas faenas: En las pilas del oro reluciente y de la plata opaca, Pesadas ahora para sus sueños vanos.
Reclamaban de mí a fin de beber mi boca, Mi voz para divulgar la profecía de los muertos; Como el héroe engañado que maldice su gloria, Saciados de beber del copón el vino puro, Los santos, para condenarse, necesitaban un cuerpo.
Y como en los cerdos de Asia, los demonios, Traicioneros de una dicha que compraron muy caro, Famélicos desmedidos e insaciables, Desde el fondo de su sueño llorando su delirio, Los muertos me asaltaron y habitaron mi carne.
Movieron mi cuerpo sin temor entregado, Mordieron con mi boca anzuelos turbios, Rodeando sus deseos anudaron mi abrazo, Por donde yo pasaba sus huellas imprimieron Y a camas desconocidas me arrastraron.
4. Lo que yo creí mío se disuelve y vacila, Se desatan por dentro los nudos sin morir; Como el canto de un violoncelo se evade y se extiende en el aire, amortiguado, y se derrama, Solamente me encuentro si me busco por fuera.
¡Templos griegos, callad! ¡Callad, catacumbas! ¡Que no narren las altas olas alteradas! ¡Muertos amordazados en la prisión de las tumbas Callad completamente bajo la lluvia del llanto! ¡Dioses! ¡Guardad mi secreto al hablar con el viento!
Testigo desesperado de mis metamorfosis, Sin poder alcanzar el ser que una vez fui, Como se busca un perfume en el corazón de las rosas La muerte para encontrarme excavando las cosas, En único mendigo rechazado se convierte.
Que vaya, si es necesario, a pedirle a las Sirenas Mi corazón voluptuoso abandonado a las olas. Frustré la absolución y los fúnebres cantos; Como un nardo sobre el pecho de las Reinas derramado, Existo eternamente en lo que di.
Versión de Silvia BarónLibellés : Marguerite Yourcenar |
posted by Alfil @ 6:45 AM |
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